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Va-t’en, se disait Sibby. Quitte l’Observatoire. Traverse la pelouse. Gagne la voiture et redescends W de cette maudite colline.
Elle faillit trébucher et se tordre la cheville, mais elle se rattrapa juste à temps. Ce n’était pas le moment de s’étaler. Elle trouverait une issue à cette situation. Peut-être se réfugier quelque part, chez son père par exemple. C’était à une heure d’ici sur la côte. Sibby s’étonna d’avoir si rapidement formé ce projet alors qu’elle n’avait même pas encore atteint la voiture.
Ce qui la tracassait, c’était que Steve veuille qu’ils se séparent. Il voulait la protéger, elle l’avait bien compris. Elle savait comment il raisonnait. C’était complètement tordu, et elle avait envie de l’étriper, mais elle le comprenait.
Ta vie est en danger. C’est bien ce qu’il avait dit ? Bon sang, dans les moments de crise, mieux vaut se serrer les coudes que de se séparer !
Mais, franchement, ce n’était pas ce qui la mettait mal à l’aise en cet instant. C’était d’avoir menti à Steve ce matin-là.
Elle ne lui avait pas dit qu’elle avait dormi d’un sommeil étonnamment profond.
Elle monta dans sa voiture et mit le contact.
Elle n’avait pas non plus réussi à lui avouer qu’elle avait mal aux hanches.
Elle démarra et descendit la rue, se redressant sur le siège en sentant combien tout son corps était las et endolori.
Et elle n’avait pas voulu se rappeler, jusqu’à cet instant présent, que ce n’était pas la première fois.
Dark attendit un peu, puis il traversa la pelouse, monta dans son 4x4 et s’élança après elle dans le lacet de Hollywood Drive. Il ne cherchait pas à la rattraper ni à la faire changer d’avis – cela n’avait plus d’importance, à présent, vraiment. Tout ce qui comptait, c’était que Sibby quitte Los Angeles et soit hors de portée de cette petite saloperie qui avait fait une fixation sur elle.
Regarde-toi, Sibby. Tu te donnes tellement de mal pour contrôler tes émotions, même quand tu es toute seule. Tu ne te laisses même pas aller quand personne ne te regarde.
Eh bien, se dit Sqweegel en contemplant le moniteur dans son antre souterrain, il se trouve que moi je te regarde. Mais tu ne le sais pas, n’est-ce pas ?
Sibby fonça sur la 101 en zigzaguant d’une file à l’autre à la moindre occasion. En théorie, c’était l’heure de pointe – mais il faut dire qu’en voiture on avait toujours cette impression à Los Angeles. Elle donna un coup d’accélérateur et se glissa dans un espace vide, puis chercha le suivant du regard. Elle voulait s’éloigner au plus vite de Steve, de l’Observatoire, de tout… Pour le moment. Elle réfléchirait plus tard. Surtout à ces douleurs. Et à ce qu’elles signifiaient.
Dark la suivit sur la 101, puis en ville par la 110 et la 10, sur tout le chemin qui menait à la Pacific Coast Highway. Là, elle pouvait prendre deux directions : soit la sortie menant à leur maison de Malibu, soit continuer vers le nord. Si elle dépassait la sortie, Dark serait un peu soulagé. Cela signifierait qu’elle se rendait chez son père, qui veillerait farouchement sur elle.
Une marée de feux arrière oscillait devant lui en clignotant plus ou moins régulièrement. La circulation de Los Angeles était un monde à part, et Dark était le premier à reconnaître que Sibby était bien plus douée que lui pour s’y faufiler. Il fallait être très concentré pour ne pas se laisser distancer.
Sqweegel contemplait le visage de Sibby sur son moniteur, captivé.
Les êtres humains révèlent leurs émotions non seulement en paroles, mais aussi par une symphonie de mouvements et d’expressions faciales. On pouvait regarder la plupart des films sans le son et suivre l’intrigue sans difficulté. Les détails importaient peu : c’étaient l’hésitation, la peine, la confusion et la douleur qui se peignaient sur les visages des acteurs qui donnaient le fin mot de l’histoire.
Mais les acteurs, ce n’était rien à côté des vrais gens.
Et, pour savourer un tel spectacle, il fallait être astucieux.
Les gadgets des voitures modernes vous rendaient la tâche facile. Les GPS étaient de plus en plus répandus, et Sqweegel n’avait eu aucun mal à y fixer une caméra branchée sur le système sans fil existant. C’était ce qu’il avait fait sur la voiture de Sibby Dark.
Mais il en avait assez de jouer les spectateurs. Le moment était venu de faire son entrée dans le film.
Sibby fut stupéfaite quand son mobile commença à entonner le riff de guitares de Personal Jesus.
Là, maintenant ? De tous les moments possibles, c’était celui qu’avait choisi ce malade pour lui envoyer un texto ?
Elle pouvait l’ignorer et se concentrer sur la route, mais elle ne put résister. Elle sortit l’appareil de son sac et jeta un coup d’œil à l’écran.
content de t’avoir revue hier soir
Sibby dut le relire pour comprendre, et ce que cela impliquait la laissa stupéfaite. Revue ? Hier soir ? Cela lui fit perdre de vue la circulation sur la 10 pendant quelques secondes.
Mais une seule seconde suffisait.